Et donc, aujourd'hui un deuxième extrait:
Chapitre 2 : La Caverne
Du sang. Depuis trois nuits, Corbeau-Agile
ne voyait plus que ça durant ses images d’endormi. Le jeune homme n’arrivait
pas à chasser ces horribles idées qui le suivaient la journée. Aucune douceur
n’effaçait le goût amer sur sa langue. Il avait faim, soif de sang, à tel point
qu’il se surprenait à manger sa viande crue. Le soir, alors que le Brûlant
rentrait dans sa tanière et que les ombres enveloppaient le camp, il tournait
autour du feu tel un mordeur affamé. Retrouver son sommeil tourmenté ne
l’enchantait guère. Corbeau-Agile découvrait peu à peu ce qu’était la peur,
mais pas celle qui le poussait à devenir courageux comme lorsqu’il était en
chasse. Ni celle qu’il ressentait quand un membre de son clan était sur le
point de rejoindre ses ancêtres. Pour la première fois il devait faire face à
ses désirs les plus brutaux, les plus vils, le plaisir ardent de faire du mal,
d’être le plus fort, de soumettre quiconque à sa volonté.
Corbo secoua violemment la tête. Il ne
fallait pas. C’était contre l’enseignement de son clan. Toute sa vie, on lui
avait appris à respecter chacun, les femmes, les enfants, les autres chasseurs.
Les plus vieux lui avaient enseigné la patience, et à apprécier sa place au
sein du groupe. Il entendait encore sa nourrice lui rabâchait les mêmes propos
encore et encore :
« Quoi que tu choisisses de faire,
qu’importe tes facultés, tu trouveras ta place et tu pourvoiras à la survie du
clan. Parce que chaque membre est important et que nous dépendons tous les uns
des autres. »
La vieille folle ne pouvait pas deviner
qu’il ne serait qu’un petit chasseur sans envergure ni réel talent. La majorité
du temps, Cortig le prenait avec lui, pas par sympathie, non, mais pour le
surveiller, le protéger. Le porteur de la lance ne le croyait pas capable de se
débrouiller seul. Il n’était pas utile au clan, il était un poids pour les
autres membres.
« Corbo ? Est-ce que tu te
sens bien ? »
Accaparé par ses sombres pensées, Corbo
n’avait pas prêté attention à Dodroi qui posait sur lui un regard inquiet.
« Omsage ? Oui, bien sûr, pourquoi ?
— Et bien, tu as l’air agité ? »
Même s’il le respectait, Corbo n’aimait
pas le conteur. Qui l’appréciait d’abord ? Aucune femme ne voulait de lui
dans sa couche, et bien qu’écouté, les hommes évitaient sa compagnie comme le
rat fuit le serpent. Trop étrange, trop intimidant pour que le jeune homme
puisse se confier à lui, mais surtout comment avouer à un membre du clan qu’il
a soif de sang ?
« Comment ça agité ?
répondit-il plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.
L’Omsage ajusta sur ses épaules la
fourrure de cornu caractéristique à sa fonction de conteur. Puis répondit sans
paraître étonné du ton employé par Corbo.
— Tu tournes en rond depuis le réveil
des grandes chouettes. Et si tu n’arrêtes pas de rogner le cuir de tes doigts.
Ta main ressemblera bientôt à une de leurs serres.
Corbo regarda ses ongles avant de les
cacher dans son dos d’un air coupable.
— Tu t’inquiètes trop Omsage, j’ai
juste hâte d’aller à la Grande Chasse. Mais toi tu ne peux pas
comprendre !
Le sourire haineux qu’il adressa au conteur
n’offusqua pas celui-ci. Corbo serra des dents, l’Omsage était intouchable,
quoi qu’on lui dise, il ne s’emportait pas. Il ne se séparait jamais de son
calme, ne serait-ce le temps d’un battement d’ailes.
— Il est vrai que je ne suis pas
chasseur, malgré ça je connais l’importance de la tâche qui vous incombe. C’est
la dernière avant le départ pour le camp des terres chaudes et de vous
dépendent les quantités de viande pour le voyage.
Le conteur se tut un instant. Il
lorgnait Corbo d’une façon que ce dernier n’appréciait guère.
— Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
Laisse-moi, je n’ai pas besoin d’un avorton, rugit le jeune homme.
Sous le coup de ces paroles, Dodroi se
figea sans pour autant se départir de son masque de sérénité. Ses épaules se
levèrent et retombèrent dans un mouvement lent et contrôlé.
— Ta colère contre moi n’est pas
justifié, reprit-il, et tu le sais très bien. J’ai autant le droit à ma place
que toi. Tu apportes la nourriture et je suis le gardien de notre passé. Je
suis venue pour t’aider, savoir si je pouvais faire quoi que ce soit pour toi.
Les poings crispés, le regard fuyant, Corbo
ne desserra pas les lèvres. Il se contenta de tourner le dos au conteur.
— Bien, abandonna Dodroi, je te laisse,
mais n’oublie pas que je ne suis pas ton ennemi. Quand un membre souffre, c’est
tout le clan qui souffre avec lui. »
Corbo attendit que l’Omsage le quitte
pour bouger. Il se rendit compte alors qu’il était le dernier auprès du feu. Il
y avait bien les chasseurs chargés de guetter les éventuels prédateurs, mais le
camp était silencieux, endormi. À contre cœur, le jeune homme retrouva sa
couche, et malgré l’inquiétude qui pesait sur son coeur, laissa sa fatigue
prendre le dessus. À son tour, il plongea dans le sommeil.
Une
caverne sombre. Il ne voyait rien d’autre que des ombres sur une paroi devant
lui. Elles dansaient, enivrantes. Des images se dessinèrent. Les contours d’une
bête se précisèrent. Corbo essaya de se retourner, connaître ce qui
s’approchait, mais une force invisible le tenait immobile. L’ombre grandit,
devint menaçante. Une tête cornue se dessina. Des plaques se dressèrent sur le
dos de la créature. Ses appendices frontaux touchaient le plafond de la grotte.
Fuir. Corbo força ses membres à lui obéir, en vain. Un murmure résonna à ses
oreilles, une voix rauque qui se répercuta contre les parois. L’écho devint
un hurlement qui glaça le jeune homme. L’ombre
devant lui grossit encore d’avantage, monstrueuse.
« Regarde qui tu es ! tonna une voix puissante, vibrante de hargne.
L’Ombre
du monstre se disloqua en un tas de verres qui se liquéfièrent dans une flaque
noire.
Des
larmes glissèrent le long des joues rugueuses de Corbo.
«
Non… ça n’est pas moi… se lamenta-t-il.
—
Regarde ce que tu peux devenir ! »
La
flaque se remodela en une créature, moins terrifiante que la première mais tout
aussi hideuse et puissante. Corbo reconnu la silhouette de son propre buste,
mais ces jambes se fondaient en une queue immense qui rappelait celle d’un
serpent. Son cœur se souleva, l’amertume de la bile imprégna son palais. Sur le mur, une langue bifide sortit de
la bouche aux dents comme des crochets.
Corbo
détourna le regard incapable de supporter plus longtemps cette part de lui.
« NON ! s’époumona-t-il
paniqué. Je ne veux pas !
—
Pourquoi refuser ta vraie nature ?
—
Je ne veux pas, je veux sortir… il me faut de la lumière…
—
LA LUMIÈRE ? hurla la voix furieuse. La lumière
n’est que tromperie ! Elle t’éblouie, te cache ton toi profond !
Regarde et dis moi que tu n’aimes pas ce que tu vois, alors je te laisserai en
paix. »